dimanche 6 novembre 2011

Le poids du papillon, Erri de Luca.

"L'homme franchit deux cents mètres d'air au-dessous du troupeau. Il ne pouvait le voir, à tant de sauts de roche plus haut. Aucun sens ne lui donnait la certitude qu'il y était. L'espèce humaine est dotée de bien peu de sens. Elle les améliore grâce au résumé de l'intelligence. Le cerveau de l'homme est un ruminant, il remâche les informations des sens, les combine en probabilités. L'homme est ainsi capable de préméditer le temps, de le projeter. C'est aussi sa damnation, car il en retire la certitude de mourir. Ce jour de novembre, l'homme savait qu'il frôlait le terme. Il suivait peut-être le troupeau pour la dernière ou l'avant-dernière fois. L'homme ne supporte pas la fin, une fois qu'il la connaît il pense à autre chose, il espère s'être trompé dans ses prévisions.
Il était normal pour lui de finir dans les rochers, comme un roi des chamois, mais un roitelet. Il sourit, car il savait souffler le cri de l'oiseau dans son harmonica".


Le métier de musicien "classique" exige de l'interprète la maitrise la plus grande afin de pouvoir restituer avec précision tous les éléments d'une partition.
Cela signifie le respect d'une "feuille de route" technique et musicale, élaborée au cours d'heures de travail, grâce "au résumé de l'intelligence" de son cerveau, après avoir "ruminé et remâché les informations des sens".

Paradoxalement, un des enjeux de ce musicien est d'apprendre à ne pas s'enfermer totalement dans une feuille de route préétablie, afin de pouvoir être pleinement disponible et réceptif à l'instant présent.
Car, à force de se projeter dans l'espace et dans le temps, à force d'anticiper chaque geste, on pourrait en oublier d'être là, "ici et maintenant", se privant alors de la possibilité d'attraper l'inattendu au vol.
Déroger l'espace d'un instant à sa feuille de route est un sentiment vertigineux, car laisser une place à l'imprévu peut être perçu comme un risque. Mais il peut être aussi le point de départ d'une émotion unique, d'un instant magique.

Pour un musicien improvisateur, être "ici et maintenant" est évidemment une nécessité absolue.
Ce point de vue est développé dans un très beau billet du musicien Jean-Pierre Chalet: ici

Egliso do Carmo, à Lisbonne.

Dans mes activités créatrices, j'ai appris à ne pas tout verrouiller au plus vite, à laisser des espaces ouverts, à laisser le temps faire son œuvre.
Il est souvent plus rassurant de tout "blinder", de se donner le sentiment qu'il n'y a aucune faille. Mais cela est aussi notre limite.
Car c'est l'expression de la peur, la peur d'un détail non-contrôlé qui serait synonyme de danger.

La peur que le simple poids d'un papillon ne fasse s'écrouler tout l'édifice.

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