Quand le tout jeune Stefan Zweig se rend à Paris, il va, par l'entremise du poète Emile Verhaeren, rencontrer Auguste Rodin.
Invité par le sculpteur dans son atelier de Meudon, Zweig devient le témoin privilégié d'un instant unique, qu'il va relater dans un texte merveilleux.

"Enfin, le maître me mena devant un socle où se dissimulait sous les linges humides sa dernière œuvre, un portrait de femme. Il se débarrassa de son veston d'intérieur, revêtit sa blouse blanche, saisit une spatule et lissa d'un coup magistral à l'épaule le tendre épiderme de la femme, qui semblait vivre et respirer. Il se recula encore. "Et puis là", murmura-t-il. De nouveau, l'effet était intensifié par une retouche infime. Puis il ne parla plus. Il avançait et reculait, considérait la figure dans un miroir, poussait des grognements, des sons incompréhensibles, changeait, corrigeait. Ses yeux qui, à table, erraient, distraits et pleins d'amabilité, jetaient maintenant de singulières lueurs, il paraissait avoir grandi et rajeuni. Il travaillait, travaillait, travaillait avec toute la passion et toute la force de son corps puissant et lourd; chaque fois qu'il avançait et reculait brusquement, le plancher craquait. Mais il ne l'entendait pas. Il ne remarquait pas que derrière lui se tenait un jeune homme silencieux, le cœur dans la gorge, tout à la félicité de pouvoir regarder un maître aussi unique en train de travailler. Il m'avait complètement oublié. je n'étais plus là pour lui. Seule existait encore la figure, son œuvre, et au-delà, invisible, l'idée de la perfection absolue.
Il gagna la porte. Comme il allait la refermer à clé, il me découvrit et me regarda fixement, presque méchamment: qui était ce jeune inconnu qui s'était glissé dans son atelier? Mais l'instant d'après, il se rappela et vint à moi comme honteux. "Pardon, monsieur", commença-t-il. Je ne le laissai pas poursuivre. Je me bornai à prendre sa main avec reconnaissance; je lui aurais volontiers baisée. Durant cette heure, j’avais vu à découvert le secret éternel de tout grand art et même, à vrai dire, de toute production humaine : la concentration, le rassemblement de toutes les forces, de tous les sens, la faculté de s’abstraire de soi-même, de s’abstraire du monde, qui est le propre de tous les artistes. J'avais appris quelque chose pour la vie»
Stefan Zweig, "Le monde d'hier".
Cet état particulier de conscience, n'est pas seulement mental, mais global, car il inclue le corps tout entier.
Zweig décrit merveilleusement combien cet état transfigure Rodin, le faisant agir dans un temps dilaté, avec une énergie décuplée, une force créatrice puissante, et comme au-delà de lui-même.
D'une certaine manière, l'observation de cette implication intense et totale de Rodin dans son travail, plonge Zweig lui-même dans un état de conscience immergée .
Je vous remercie de m'avoir fait découvrir ce texte .
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