dimanche 27 novembre 2011

Rodin, et la conscience immergée.

Auguste RODIN : Le Secret

Quand le tout jeune Stefan Zweig se rend à Paris, il va, par l'entremise du poète Emile Verhaeren, rencontrer Auguste Rodin.
Invité par le sculpteur dans son atelier de Meudon, Zweig devient le témoin privilégié d'un instant unique, qu'il va relater dans un texte merveilleux.

Auguste RODIN (1840-1917)

"Enfin, le maître me mena devant un socle où se dissimulait sous les linges humides sa dernière œuvre, un portrait de femme. Il se débarrassa de son veston d'intérieur, revêtit sa blouse blanche, saisit une spatule et lissa d'un coup magistral à l'épaule le tendre épiderme de la femme, qui semblait vivre et respirer. Il se recula encore. "Et puis là", murmura-t-il. De nouveau, l'effet était intensifié par une retouche infime. Puis il ne parla plus. Il avançait et reculait, considérait la figure dans un miroir, poussait des grognements, des sons incompréhensibles, changeait, corrigeait. Ses yeux qui, à table, erraient, distraits et pleins d'amabilité, jetaient maintenant de singulières lueurs, il paraissait avoir grandi et rajeuni. Il travaillait, travaillait, travaillait avec toute la passion et toute la force de son corps puissant et lourd; chaque fois qu'il avançait et reculait brusquement, le plancher craquait. Mais il ne l'entendait pas. Il ne remarquait pas que derrière lui se tenait un jeune homme silencieux, le cœur dans la gorge, tout à la félicité de pouvoir regarder un maître aussi unique en train de travailler. Il m'avait complètement oublié. je n'étais plus là pour lui. Seule existait encore la figure, son œuvre, et au-delà, invisible, l'idée de la perfection absolue.

Emile-Antoine BOURDELLE (1861-1929): Rodin travaillant à sa Porte de l'Enfer (1910)Un quart d'heure se passa ainsi, une demi-heure, je ne saurais dire combien. Les instants les plus grands sont toujours au-delà du temps. Rodin était si absorbé, si plongé dans son travail qu'aucun coup de tonnerre ne l'aurait réveillé. Ses mouvements devenaient de plus en plus brusques, presque furieux. Une sorte de sauvagerie ou d'ivresse s'était emparée de lui. il travaillait de plus en plus vite. Puis ses mains se firent plus hésitantes. Elles semblaient avoir reconnu qu'elles n'avaient plus rien à faire. Une fois, deux fois, trois fois, il se recula, sans plus rien changer. Puis il murmura quelque chose dans sa barbe, replaça délicatement les linges autour de la figure, comme on glisse un châle sur les épaules d'une femme aimée, et respira profondément, détendu. Sa stature sembla de nouveau s'alourdir. Le feu s'était éteint. Alors se produisit pour moi l'incompréhensible, le suprême enseignement: il enleva sa blouse, remit son veston d'intérieur et se disposa à partir. Il m'avait totalement oublié au cours d'une heure d'extrême concentration. Il ne savait plus qu'un jeune homme, qu'il avait pourtant lui-même amené à son atelier pour lui montrer ses œuvres, s'était tenu derrière lui, bouleversé, la respiration suspendue, immobile comme ses statues.

Auguste RODIN: Psyché et l'Amour (détail)

Il gagna la porte. Comme il allait la refermer à clé, il me découvrit et me regarda fixement, presque méchamment: qui était ce jeune inconnu qui s'était glissé dans son atelier? Mais l'instant d'après, il se rappela et vint à moi comme honteux. "Pardon, monsieur", commença-t-il. Je ne le laissai pas poursuivre. Je me bornai à prendre sa main avec reconnaissance; je lui aurais volontiers baisée. Durant cette heure, j’avais vu à découvert le secret éternel de tout grand art et même, à vrai dire, de toute production humaine : la concentration, le rassemblement de toutes les forces, de tous les sens, la faculté de s’abstraire de soi-même, de s’abstraire du monde, qui est le propre de tous les artistes. J'avais appris quelque chose pour la vie»

Stefan Zweig, "Le monde d'hier".

Auguste RODIN : La Terre et la Lune (détail)D'après les spécialistes, cette plongée corps et âme dans la réalisation de son art, dans une attention pleine et entière, est appelée "conscience immergée".
Cet état particulier de conscience, n'est pas seulement mental, mais global, car il inclue le corps tout entier.
Zweig décrit merveilleusement combien cet état transfigure Rodin, le faisant agir dans un temps dilaté, avec une énergie décuplée, une force créatrice puissante, et comme au-delà de lui-même.
D'une certaine manière, l'observation de cette implication intense et totale de Rodin dans son travail, plonge Zweig lui-même dans un état de conscience immergée .

Auguste RODIN : Les Bourgeois de Calais (détail)

dimanche 20 novembre 2011

A Colonia Del Sacramento (Uruguay)

Colonia Del Sacramento est une ville d'Uruguay située sur le rio de la Plata. Au sud, sur la rive opposée, c'est l'Argentine. Buenos Aires est à environ 60 Km.

Le rio de la Plata, à l'heure où le "fleuve d'argent" porte bien son nom.
Son centre historique a un charme hors du temps.


On y ressent les différentes influences du passé: portugaises, espagnoles et brésiliennes.

De Buenos Aires à El Calafate (Argentine)

Lac de forme et de couleur insolites, vu d'avion.

Lago Argentino, Patagonie argentine

Au glacier Perito Moreno (Argentine)


Le glacier Perito Moreno, dans la Cordillère des Andes, en Patagonie argentine.




dimanche 6 novembre 2011

Le poids du papillon, Erri de Luca.

"L'homme franchit deux cents mètres d'air au-dessous du troupeau. Il ne pouvait le voir, à tant de sauts de roche plus haut. Aucun sens ne lui donnait la certitude qu'il y était. L'espèce humaine est dotée de bien peu de sens. Elle les améliore grâce au résumé de l'intelligence. Le cerveau de l'homme est un ruminant, il remâche les informations des sens, les combine en probabilités. L'homme est ainsi capable de préméditer le temps, de le projeter. C'est aussi sa damnation, car il en retire la certitude de mourir. Ce jour de novembre, l'homme savait qu'il frôlait le terme. Il suivait peut-être le troupeau pour la dernière ou l'avant-dernière fois. L'homme ne supporte pas la fin, une fois qu'il la connaît il pense à autre chose, il espère s'être trompé dans ses prévisions.
Il était normal pour lui de finir dans les rochers, comme un roi des chamois, mais un roitelet. Il sourit, car il savait souffler le cri de l'oiseau dans son harmonica".


Le métier de musicien "classique" exige de l'interprète la maitrise la plus grande afin de pouvoir restituer avec précision tous les éléments d'une partition.
Cela signifie le respect d'une "feuille de route" technique et musicale, élaborée au cours d'heures de travail, grâce "au résumé de l'intelligence" de son cerveau, après avoir "ruminé et remâché les informations des sens".

Paradoxalement, un des enjeux de ce musicien est d'apprendre à ne pas s'enfermer totalement dans une feuille de route préétablie, afin de pouvoir être pleinement disponible et réceptif à l'instant présent.
Car, à force de se projeter dans l'espace et dans le temps, à force d'anticiper chaque geste, on pourrait en oublier d'être là, "ici et maintenant", se privant alors de la possibilité d'attraper l'inattendu au vol.
Déroger l'espace d'un instant à sa feuille de route est un sentiment vertigineux, car laisser une place à l'imprévu peut être perçu comme un risque. Mais il peut être aussi le point de départ d'une émotion unique, d'un instant magique.

Pour un musicien improvisateur, être "ici et maintenant" est évidemment une nécessité absolue.
Ce point de vue est développé dans un très beau billet du musicien Jean-Pierre Chalet: ici

Egliso do Carmo, à Lisbonne.

Dans mes activités créatrices, j'ai appris à ne pas tout verrouiller au plus vite, à laisser des espaces ouverts, à laisser le temps faire son œuvre.
Il est souvent plus rassurant de tout "blinder", de se donner le sentiment qu'il n'y a aucune faille. Mais cela est aussi notre limite.
Car c'est l'expression de la peur, la peur d'un détail non-contrôlé qui serait synonyme de danger.

La peur que le simple poids d'un papillon ne fasse s'écrouler tout l'édifice.