samedi 24 mars 2012

Maria Teresa Vera, une histoire de musique cubaine

"Au début du XXème siècle, apparait à Cuba une génération d'auteurs-interprètes qui chantent en s'accompagnant à la guitare, souvent seuls, parfois en duo ou en trio. On les appelle trovadores : les troubadours. Ils chantent des habaneras, des bambucos (un rythme venu de Colombie), des guajiras, empreintes du folklore des îles Canaries, ou des boleros, un genre de chanson sentimentale né vers 1880 à Santiago de Cuba, en Oriente, la province la plus à l'est de Cuba.
Ces "troubadours" chantent dans les cafés, dans les cinémas à l'entracte (s'ils ont la voix assez puissante car le micro n'existe pas encore!), ou donnent des sérénades et des aubades d'anniversaire contre rémunération... Plusieurs d'entre eux sont d'ailleurs entrés dans l'histoire.
Alberto Villalón (1882-1955), poète à l'inspiration tourmentée, est une sorte d'Edgar Poe tropical. Manuel Corona (1880-1950) était tabaquero (rouleur de cigares), un métier fort répandu parmi les musiciens.
Il y eu beaucoup d'autres trovadores de renom, auteurs de chansons encore populaires aujourd'hui. Mais l'inénarrable Sindo Garay (1867-1868) les enterra tous.


Il reste une personnalité à évoquer avant de refermer le chapitre sur la trova : celle de Maria Teresa Vera. Née en 1885 dans la province de Pinar del Rio, la terre du tabac, Maria Teresa est petite-fille d'esclaves. Elle s'initie à la guitare et au chant avec Manuel Corona. En 1916, elle forme un duo avec le trovador Rafael Zequeira, qui attire rapidement l'attention d'un représentant de la firme américaine Victor. Du coup, le duo s'envole pour les États-Unis et enregistre plusieurs faces de 78 tours. A Cuba, Maria Teresa Vera et Rafael Zequeira sont invités à chanter dans les fêtes des "social clubs", ces cercles où les races ne se mélangent pas, et dans les loges maçonniques, très actives à La Havane.
Zequeira meurt prématurément en 1924, et Maria Teresa se rapproche des groupes de son, cette musique d'Oriente qui commence à faire fureur.
Dans le milieu des musiciens, nombreux sont les initiés à la regla de ocha (autre nom de la santeria), la confession afro-cubaine la plus répandue. Maria Teresa n'échappe pas à leur influence, et elle devient, en 1933, fille d'Ochun, orisha de la féminité et des rivières. Cette entrée en religion a d'énormes répercussions sur sa carrière: au cours d'une séance de divination, sa déesse protectrice lui ordonne de ne plus chanter. Pendant près de trois ans, Maria Teresa se plie à cette injonction! Ce silence forcé ne l'empêche pas d'écrire plusieurs chansons sur des textes de son amie la poétesse Enma Nuñez. L'une d'elles est une habanera sur un amour passé: c'est Veinte Años, que le monde entier découvre depuis 1997 grâce à la version d'Omara Portuondo et Compay Segundo sur l'album Buena Vista Social Club.



Quand Maria Teresa commence à chanter ce titre à la radio en 1940, les auditeurs écrivent pour savoir si c'est bien la même chanteuse qui avait disparu de la circulation trois ans plus tôt. Et sa popularité reprend de plus belle, accompagnée par un jeune chanteur et guitariste venu d'Oriente, Lorenzo Hierrezuelo, futur fondateur du duo Los Compadres. Les années cinquante seront plus difficiles pour la chanteuse. L'arrivée des modes du mambo ou du cha-cha-cha la mettent en marge du monde musical.

Lorenzo Hierrezuelo & Maria Teresa Vera

Malade, sur son lit d'hôpital, elle fait promettre à Hierrezuelo d'interpréter Veinte Años le jour de sa mort. Le moment venu, le 17 décembre 1965, son fidèle compagnon est trop ému pour tenir sa promesse, et c'est Barbarito Diez qui chante la chanson qui a fait entrer Maria Teresa Vera dans l'immortalité."

Texte extrait de "Les musiques cubaines" de François-Xavier Gomez, éditions Librio Musique.

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